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Boris : Je pense que ma pratique de guide est beaucoup plus basique que celle de Nicolas, qui est un vrai maître de performance. Ce qui est au cœur de mes randonnées, c’est le tracé, et si le tracé ne fonctionne pas de lui-même, je suis perdu. Je ne peux pas le sauver avec ma performance, ce dont Nicolas est probablement capable.
Les propositions que j'ai à faire sont très pratiques.
D'abord, ne parlez pas des choses qui ne vous intéressent pas. On pourra trouver ces choses dans les bouquins, il y a d'autres lieux pour cela ; mais dans une randonnée, on est ensemble dans une situation. On partage une situation, on fait un voyage ensemble ; et pendant un voyage, je ne vais pas parler aux autres de choses qui ne m'intéressent pas personnellement.
Deuxièmement, ne parlez pas de choses qu'on ne voit pas. Ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut pas par exemple parler du passé d'un lieu, des choses comme ça. Ici par exemple, je ne parlerai jamais du pavillon de l'exposition universelle, parce qu'on ne le voit pas encore. Si on marche 500 mètres plus loin, on le voit de loin, là ça devient possible d'en parler. Et quand on est vraiment sur le site de l'expo, alors oui, on peut en parler.
Troisièmement, il faut toujours laisser de l’espace et du temps pour une première impression, avant de parler. Quand vous arrivez dans un lieu, il faut toujours laisser aux gens le temps de pouvoir avoir une expérience de l’endroit. Et après, donner des explications, si c'est nécessaire. Parfois, ce n’est même pas nécessaire, parce que les choses parlent d’elles-mêmes.
Je pense aussi que c'est très important, parce qu’on est dans une situation ensemble, de ne pas parler seul, mais de faire parler les gens. Sur mes randonnées, c'est souvent comme ça : on s'arrête dans un lieu pour parler. Et c'est très important de choisir où on s’arrête – quelle vue on a à ce moment-là ? est ce que c'est bruyant ou non ?
Après, quand on s'est remis en route, il y a des gens qui viennent me voir – et je suis à l’avant donc ils courent vers moi – et ils me disent ça, ça et ça sur le lieu qu’on vient de quitter. Alors je réponds : « Pourquoi tu l'as pas dit avant ? » Alors, je m'arrête et je dit : « Ce monsieur ou cette dame veut vous dire quelque chose sur le lieu où on était tout à l’heure. » Et dans ce cas, c’est amusant, ils ne disent jamais : « Non, je ne veux pas, je préfère que tu le dises. » Non, ils disent toujours au groupe ce qu’ils voulaient me dire.
Paul : Est-ce que tu parles fort ?
Boris : J’ai toujours l’impression que je parle fort ; mais après, les gens me disent souvent : « il faut que tu parles plus fort ».
Baptiste : Quelle longueur tu préfères pour une randonnée ?
Boris : Les moments de randonnées qui, pour moi, personnellement, sont les plus beaux…
Au début de la journée, je parle plus qu'à la fin. Parce qu'au début, j'ai toujours peur que les gens ne comprennent pas pourquoi on est là. « Mais pourquoi ? Pourquoi il nous mène ici ? » Ça me fait donc parler un peu trop, pour leur expliquer pourquoi on est là. Je me dis que peut-être, ça les aide à comprendre. C'est un peu contradictoire avec la foi que j'ai dans le parcours. Mais même après 20 ans de pratique, chaque fois que j’emprunte un nouveau parcours, j'ai peur que le parcours ne parle pas de lui-même.
À la fin, pendant les dernières heures d'une randonnée (ou le 2e ou 3e jour, parce que je fais souvent des randonnées de plusieurs jours), les gens sont « entrés » dans cette vue, dans ce rythme, dans tout ça, donc il faut beaucoup moins expliquer. Les moments les plus beaux, c’est quand je marche vingt mètres devant, et que derrière moi, il y a une queue-leu-leu de couples, qui parlent entre eux. Ce sont des gens qui ne se connaissaient pas avant. Ils ne parlent pas de ce qu'ils voient, ils parlent de toutes sortes de choses, mais ils parlent. Il y a une une qualité de voix et de mélodies qui me fait sentir « Ah, c'est le meilleur moment de la randonnée », parce que l'environnement les inspire, et c’est cette inspiration, dans un sens très général, qui les fait communiquer entre eux.
Alors, il faut être très vigilent quant à savoir où et à quel titre je vais interrompre cette beauté, parce que si je m'arrête à un moment donné et je dis : « Calmez-vous tous, je vais vous expliquer quelque chose », alors il faut attendre que tout le monde soit là, on va perdre les couples et la queue-leu-leu, tout va se perdre pour un moment, et c'est pas dit qu’après, ça se reconstitue. Des fois oui, des fois non. Donc, quand la dynamique du groupe est si bonne, et cette dynamique, elle est là notamment grâce à la la beauté du parcours et de l'environnement, il faut être très prudent avant de décider si on parle et combien de temps on parle. Si les gens commencent à s'asseoir, par exemple, c'est qu’on a déjà parlé trop longtemps.
Baptiste : J’ai l’impression que souvent, dans les promenades, le matin est assez intensif, un peu professoral. Le matin on écoute beaucoup, on parle beaucoup, avec le maître et tout ça. Avec le pique-nique, les gens font connaissance, il y a d'autres foyers de parole qui émergent et souvent, j'ai l'impression que l'après-midi, c'est ce que tu dis sur les couples qui se parlent à la queue-leu-leu, ça se met à fonctionner tout seul, et le guide n’a presque plus besoin d'intervenir. Est-ce que tu as aussi cette impression ?
Boris : Oui, je pense que ça a aussi quelque chose à voir avec la lumière. Par exemple, là, maintenant, cette lumière de l'après-midi et du début de soirée, c'est… comment dire, je ne suis pas religieux, mais quand j'étais religieux, c’était à cette heure-là et pas le matin ou à midi.
Il y a probablement aussi cet aspect physique. Tu as trouvé un rythme de marche, les gens ont trouvé leur rythme de marche, tu es peut-être un peu fatigué de marcher, et bien sûr tu as vu plein de choses. Notre travail de guide des Sentiers Métropolitains n'est pas thématique. Notre thème, c’est le territoire. Au début, quand tu as visité ou passé 3 ou 4 lieux d’intérêt, les participants sont peut-être toujours à la recherche du thème : « Mais qu'est-ce que ça a à faire l’un avec l’autre? » Mais après vingt lieux différents, ils ont compris que ce n’est pas le jeu.
Alex : Comment est-ce que tu considères les moments des repas ? Est -ce que tu y fais intervenir d’autres personnes dans ces journées, des personnages que tu convies et qui prennent un rôle dans l'animation de la de la journée ? Est-ce que ça aussi, ce sont des ingrédients de l'organisation de la journée du parcours ?
Boris : Les repas sont bien sûr des moments importants. Pour moi, jusqu'à ce jour, c'est aussi le seul, presque le seul moyen de mettre en scène des lieux. Par exemple, si tu poses une belle table, si quelqu’un prépare une belle table, quelque part, avec une longue table, tu peux donner une direction – c'est une forme d'intervention architecturale ou artistique très simple que j'accepte parce qu’elle est à 100 % liée à la situation. C’est ça pour moi la chose la plus importante : c’est qu’on est toujours dans la situation. Vous êtes dans une situation ensemble, et c'est ça la différence avec un MOOC ou une conférence. On est dans une situation ensemble.
À Cologne, j'ai suivi des visites guidées d'autres personnes, et à un moment, il y avait des musiciens dans un coin et des trucs très artificiels, et je déteste ça. Mais des repas communs dans un joli lieu avec une belle table, ça fait partie de la situation, donc ce n'est pas artificiel.
Après, il y a la baignade. Se baigner ensemble, dans les lacs par exemple, ça aussi c'est très important, parce que se plonger dans l'eau, c'est aussi se plonger dans le paysage, dans un sens très littéraire, mais aussi à un autre niveau. Et bien sûr manger ensemble, ça construit toujours la communauté.
Paul : Et dormir ?
Boris : Dormir dans l'hôtel, moins. On se partage, on va dans les chambres, on se retrouve le lendemain matin. Donc dormir, même si dans si c'est dans le même hôtel, c’est faire une pause avec le groupe, Ce qui est très important aussi. Comme Denis l’a fait hier, il faut pouvoir faire une pause avec le groupe.
Paul : Tu ne fais pas des bivouacs, des treks sur plusieurs jours ?
Boris : Oui. Mais pendant le bivouac aussi, il faut poser les tentes assez loin l'une de l'autre, pour pouvoir faire une pause avec le groupe.
Alex : Et sur les interventions d’autres personnes ? Parce que ce n'est pas toujours évident de prévoir un rendez-vous ou de savoir comment faire intervenir quelqu'un à un moment, reprendre une conversation avec lui, alors que lui n’a pas vécu des moments précédents. Ce n'est pas toujours facile d'intégrer la parole d'une personne invitée au cours d'une journée.
Boris : La randonnée que je vous ai faite à Cologne n'était pas représentative, parce qu'on n’a quasiment rencontré personne. C'était en partie parce que c'était en hiver. Normalement, par exemple dans le Heckpfade, je prévoie que l’on prenne un repas, que les gens de là nous préparent, dans leur jardin. Mais si tu rentres dans les maisons, ce n’est pas agréable, parce que les pièces sont trop coincées. Dans le jardin, c'est bien, mais là en hiver, ce n'était pas possible.
J'essaie toujours d'intégrer de tels moments, quand ça fait partie de la situation. Cependant, pour moi c’est un extra. J'aime bien, mais ce n’est pas absolument nécessaire.
Par contre, se servir d'un chemin pour construire une communauté, pour moi, ça rejoint cette question du pouvoir d’interprétation. L'interprétation à laquelle j’arrive avec mes recherches, je peux la redonner dans un discours auprès de la société, ou aux politiques, etc. Et d’autres peuvent s’en saisir.