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Je me souviens, quand on avait marché trois jours ensemble à Tunis, une des personnes qui était avec nous dans cette expédition métropolitaine (c'était la première fois qu'on l'emmenait sur nos sentiers), avait dit : « C'est une extraordinaire sensation de liberté ! » J'avais trouvé que ça décrivait bien, effectivement, une des choses qui me plaît tant dans les Sentiers Métropolitains. C'est quelque chose qui donne une sensation d'émancipation, d'ouverture de son champ d'action, ouverture de son regard, de son cerveau. Quelque chose d’empowering aussi : on a l'impression d'être davantage capable d'affronter, de comprendre la réalité.
Et, en y réfléchissant bien, je me dis que c'est lié au fait que faire partie d'une classe sociale, c'est souvent aussi être pris dans une enclave géographique. Quand on est dans un groupe social très riche ou très pauvre, ou classe moyenne, on a accès à certains territoires, on n'a pas accès à d'autres. Mais typiquement, quelqu'un qui est issu d'une d'un groupe social moyen, par exemple, ne va pas aller dans certains endroits dédiés aux groupes sociaux plus pauvres, ou n’ira pas non plus dans les groupes sociaux trop riches, parce que le café est trop cher, par exemple. Et ce qui est intéressant quand on se met en marche, c’est qu’on se retrouve à découvrir des quartiers des classes sociales très favorisées, des classes sociales très défavorisées. La plupart du temps, ça se passe très bien, et ça produit une sensation agréable de sortir d'une prison sociale. On est tous pris dans nos groupes sociaux, plus ou moins. Et on se rend compte que quand on est issu d'une classe sociale défavorisée, on vit dans des endroits qui ne sont jamais visités par des classes sociales plus favorisées ; et donc, quand on vient d'une classe sociale moyennement favorisée, et qu'on va visiter un endroit d'une classe sociale moins favorisée, on a l'impression de faire quelque chose de poli et de beau. On vient rendre visite à d'autres concitoyens d'autres frères humains dans les endroits où personne ne vient rendre visite, et je trouve que ça produit toujours des sensations et des rencontres apaisantes.
Et on prend conscience aussi d'une chose qui, pour moi, est une expérience absolument marquante politiquement, c'est qu’on prend conscience – à Paris, ça marche très très bien – que quand on va dans certains coins de Seine Saint-Denis, on a affaire à des gens qui connaissent leur territoire et le centre ville de Paris. Or, tous les gens qui habitent au centre-ville en général ne se sont pas donné la peine d'aller connaître d’autres territoires. On se rend compte que les classes sociales qui sont dominées disposent de davantage de perspectives, elles connaissent à la fois le point de vue du dominant et du dominé – alors que celui qui est dominant est enfermé dans son point de vue ; il n’a jamais fait l'effort d'aller voir le point de vue des classes sociales moins favorisées. Découvrir la métropole dans tous ses quartiers, je trouve ça permet de démultiplier ses perspectives – sur l'espèce humaine, sur les métropoles, sur les classes sociales.
Et c’est une gymnastique mentale qui est indissociable des inégalités Nord-Sud, parce que les métropoles sont traversées par le monde entier. Les métropoles ne sont pas des îles closes : elles sont traversées par des gens qui viennent d'autres pays, ou qui quittent cette métropole pour aller dans d'autres pays. Ces inégalités à l'intérieur des métropoles sont toujours pour moi une un écho, une réverbération des inégalités qui structurent notre monde (puisqu’on vit dans un monde fondamentalement inégal, où il y a des usines plutôt au Sud qui permet d'amener des produits manufacturés plutôt au Nord). Le centre-ville est en général l'endroit flatteur, où on montre des musées, des magasins, des rues piétonnes – une ville idéale où il y a des endroits très tertiaires –, et il y a une machine productive à l’arrière, avec des habitants défavorisés qui travaillent.
Il me semble donc que c'est un devoir de citoyen du monde d'arpenter les métropoles. Les inégalités Nord-Sud se donnent à voir beaucoup à l'intérieur des métropoles. Et quand on commence à aller d'une banlieue d'un pays à une autre banlieue d’un autre pays, une chose extraordinaire est qu’il y a une culture commune – par exemple entre la banlieue de Paris et la banlieue de Tunis. On a eu de grandes émotions avec Paul-Hervé, en se retrouvant dans la banlieue de Tunis avec un Tunisien qui maintenant vit en France, ou un Français d'origine tunisienne qui est là, et on se met à parler de Rennes, parce qu'en fait il va aussi à Rennes en vacances. On est dans un endroit assez relégué à Tunis, et on parle d'un autre endroit assez relégué à Paris, et ça crée une espèce de confrérie des banlieues du monde. Surtout entre France et Maghreb, c'est très fort, ce qui fait qu'on a l'impression gratifiante d'être accueilli dans des endroits lointains. Et ça ouvre son champ social d'une façon forte, en perspectives. Quand on est issu des classes moyennes, plus favorisées, on a l'impression d'être moins bête, de se défaire du point de vue unique du centre-ville ou des médias qui assènent toujours les mêmes choses – sans compter que les médias font à l'égard des périphéries et des banlieues un travail qui consiste souvent à caricaturer. L’exemple le plus pédagogique, c'est quand on va se promener en banlieue de Paris, par exemple, on se rend compte que les cités ou les résidences sont très peu représentées ! La banlieue de Paris, c'est essentiellement du pavillonnaire… Et ce n'est pas du tout l'image collective !
Ce travail d'arpentage et de représentation des espaces relégués me semble donc une cure de salubrité publique ; ce n'est même pas de la politique, c'est juste se défaire de discours faux qui émanent de point de vue uniques, afin de multiplier les perspectives ! Quand on marche une journée entière en allant dans 20 lieux et en écoutant quatre ou cinq personnes, on est chamanisé ! Le chamane, c'est celui qui est capable d'accéder à tous les points de vue. Une journée de marche, pour moi, c'est une cure de chamanisation ! On est moins soi-même, et on est davantage les autres ; et c'est très agréable d'être traversé par le monde, les gens, les choses, les points de vue des autres… C'est profondément décolonisant.